


BACH Sonates et partitas pour violon seul
Sue-Ying Koang, violon
Vendredi 28 novembre 2025
Festival Bach de Lausanne
Sonate n° 1 en sol mineur BWV 1001
Adagio
Fuga (Allegro)
Siciliana
Presto
Partita n° 1 en si mineur BWV 1002
Allemanda
Double
Corrente
Double (Presto)
Sarabande
Double
Tempo di Borea
Double
Sonate n° 3 en ut majeur BWV 1005
Adagio
Fuga
Largo
Allegro Assai
Sonate n° 2 en la mineur BWV 1003
Grave
Fuga
Andante
Allegro
« Comme [Bach] juge d’après ses doigts, ses morceaux sont extrêmement difficiles à jouer ; car il exige que les chanteurs et les instrumentistes fassent avec leur gorge et leurs instruments exactement ce qu’il peut jouer au clavier. Or, cela est impossible. »
Johann Adolf Scheibe, Der critische Musicus, vol. 6, 14 mai 1737
Aborder les chefs-d’œuvre que sont les sonates et partitas de J. S. Bach s’apparente à une ascension initiatique vers un sommet. Tout violoniste en aura étudié quelques mouvements, une sonate ou une partita entière, voire plusieurs de ces solos, mais les appréhender en tant que corpus est une démarche différente qui relève davantage d’un travail monographique et permet d’esquisser les contours d’un langage de composition exceptionnel. Bach, en tant qu’organiste, applique au violon une pensée polyphonique, comme une architecture multidimensionnelle, et démontre sa parfaite connaissance de l’instrument, en en repoussant largement les limites techniques.
La source principale est un manuscrit autographe datant de 1720, alors que Bach était maître de chapelle à Cöthen, à une époque où la musique instrumentale joue une place prépondérante dans sa production, la cour de Cöthen étant calviniste et laissant assez peu de place à la musique notamment au cours de la liturgie. Ce manuscrit, dont le destinataire demeure inconnu, est très lisible, et contient trois sonates et trois partitas en alternance. Sa page de titre indique « Sei solo à violino senza basso accompagnato – Libro primo – da Joh. Seb. Bach – An. 1720 »
Les trois sonates suivent la structure de la sonata da chiesa avec une alternance de mouvements lent-vif (fugue)-lent-vif. La première sonate en sol mineur BWV 1001 débute par un adagio constitué de grands accords à trois ou quatre sons dont les différentes voix sont reliées entre elles par des ornements, comme des « guirlandes » de notes rapides et conjointes. Selon l’usage de l’époque – sauf en France où la pratique est très codifiée, les ornements sont l’apanage de l’interprète, qui les improvise ex tempore. Chez Bach, cependant, ils sont écrits in extenso, ce qui lui vaut le commentaire du critique et théoricien de la musique J. A. Scheibe : « Il écrit les ornements de telle manière qu’il faut jouer exactement ce qu’il a noté, sans laisser aucune liberté à l’interprète d’ajouter ou de supprimer quoi que ce soit. » L’interprète doit alors s’efforcer de donner une impression de spontanéité, malgré la densité de l’écriture de Bach.

La fugue est la plus simple et la plus courte des trois sonates, et son sujet est également simple et court : avec une levée de trois notes répétées, suivie d’un rythme serré (long-court-court, appelé dactyle) de notes conjointes, il évoque le style concertant italien. Les parties contrapuntiques fuguées alternent avec des passages monodiques appelés « divertissements » qui continuent pourtant de suggérer une polyphonie par des accords ou des intervalles brisés. La fugue se finit avec une cadence monumentale, digne d’une grande fugue d’orgue.
Il existe un arrangement de cette fugue pour luth (BWV 1000) et pour orgue (BWV 539). L’authenticité de ces deux arrangements n’a cependant pas pu être établie.
La sicilienne qui suit est écrite à trois voix, les deux voix supérieures évoluant en mouvement parallèle, accompagnées de la basse, et utilisant le rythme typique de sicilienne long-court-long. La sonate s’achève avec un mouvement virtuose bipartite, presto, constitué d’une succession de notes régulières, qui, par le mouvement d’accords brisés, permet d’entendre la polyphonie en filigrane, avec un effet de miroitement. De plus, dans ce mouvement perpétuel, Bach donne une impression de géométrie changeante par la variété des articulations : les notes, au sein de groupes de six, voire de douze, sont regroupés en plus petites unités de notes liées et détachées (par exemple : 3+3, 1+5, 2+2+1+1, 1+1+4, 7+5, etc.), ce qui a pour conséquence de créer un nouveau rythme à l’intérieur de la métrique.
La première partita en si mineur BWV 1002 : bien que le terme de partita ait évolué au cours du temps, il s’agit, au XVIIIème siècle, d’une suite de danses stylisées. Dans le cas de la partita en si mineur, les mouvements, suivent un ordre usuel : Allemande, Courante, Sarabande et Tempo de bourrée. Chacun de ces mouvements est suivi d’un « double », c’est-à-dire une variation du mouvement principal, construit sur la même harmonie, et écrit avec une succession de notes régulières. J’ai fait le choix d’orner les reprises des mouvements lents – Allemande et Courante, en m’inspirant notamment de l’exemple des sarabandes issues des suites anglaises BWV 807 et BWV 808, pour lesquelles Bach a composé des ornements, que l’on retrouve dans un mouvement séparé, indiquant « Les agréments de la même Sarabande ».
La troisième sonate en ut majeur BWV 1005 s’ouvre avec un adagio, différent des deux autres sonates : il est plus strict et ne fait pas usage de « guirlandes » de notes. À la place, l’harmonie, qui change de mesure en mesure, est jouée en notes régulières et longues, chacune se terminant par une courte inflexion ascendante, comme un ornement vocal (« accent »). Bach joue avec le volume sonore en ajoutant ou en retirant des voix.
Cet adagio a été adapté pour clavier (BWV 968).

Sujet de la fugue de la 3ème sonate BWV 1005

Sujet inversé de la fugue de la 3ème sonate BWV 1005
La fugue de cette sonate est la plus complexe et la plus longue des trois fugues. Contrairement aux deux autres, dont les sujets évoquaient le style concertant, ici, le sujet, avec son ambitus réduit, le mouvement conjoint et l’utilisation de valeurs longues, rappelle la vocalité des fugues présentes dans les cantates. Alternant toujours passages polyphoniques et divertissements, Bach utilise le sujet de façon élaborée : en mode majeur, en mode mineur, et il s’amuse également à inverser le mouvement des notes (sujet al riverso).
Le Largo suivant est écrit principalement à une voix, avec un accompagnement léger et ponctuel. Bach créée un effet de suspension par l’interruption du rythme à chaque fin de séquence mélodique. L’Allegro Assai final, de forme bipartite, est virtuose avec ses arpèges et ses rythmes serrés (dactyles) joués en écho. Mis à part dans la chaconne de la deuxième partita en ré mineur, c’est la seule fois, dans les sonates et partitas pour violon, que Bach fait usage du registre suraigu du violon, jusqu’au sol6.
La deuxième sonate en la mineur BWV 1003 débute par un grave, qui, comme la première sonate, est composé d’harmonies reliées par des ornements volubiles explicitement écrits par Bach.
Sujet de la fugue de la 2ème sonate BWV 1003
La fugue est l’un des rares mouvements de l’ensemble des sonates et partitas à contenir des nuances (forte et piano), celles-ci indiquant ici un effet d’écho. Elle s’achève par une courte section avec le sujet joué en miroir (comme dans la troisième fugue, mais de façon moins élaborée), suivie d’une cadence monumentale.
L’Andante est écrit à deux voix, l’une étant mélodique, et l’autre, jouant le rôle de la basse, tient un rythme régulier et continu, donnant une sensation inexorable. J’ai choisi d’orner, ici aussi, les reprises de ce mouvement. La sonate s’achève par un Allegro virtuose et dynamique, avec une grande variété de rythmes et d’articulations, ainsi que d’effets d’écho, et en ligne de fond, une polyphonie suggérée.
Cette sonate a été arrangée pour clavier (BWV 964). J. F. Agricola rapporte que « [Bach] les jouait souvent lui-même au clavicorde et y ajoutait autant d’harmonie qu’il le jugeait nécessaire. »
Bach n’a certes pas écrit d’ouvrage pédagogique à proprement parler, cependant nombre de ses compositions avaient un objectif didactique, parfois à destination de ses propres fils (Le Clavier bien tempéré, le « Petit livre d’Anna Magdalena », les Inventions et Sinfonias, les sonates en trio pour orgue, etc.). Les sonates et partitas, qui ne contiennent ni dédicace ni avant-propos, semblent également attester de cette pensée didactique par la complexification progressive de l’écriture et des exigences techniques croissantes au fil du corpus.
D’un point de vue technique, la main gauche effectue des enchaînements très rapides de positions complexes des doigts, parfois sur les quatre cordes simultanément, tandis que l’archet doit jouer également jusqu’à quatre sons, tout en privilégiant une voix sur une autre, sans quoi le discours polyphonique pourrait perdre en clarté. L’archet doit aussi mettre en évidence la grande variété d’articulation proposée par Bach. Qu’y a-t-il donc de différent dans l’écriture de Bach par rapport aux autres œuvres de son époque destinées au violon ? Une intensité et une densité remarquables qui font de ces solos un outil didactique hors-normes, tout en étant un concentré exceptionnel d’engagement physique, psychique, mental et spirituel qui requiert un entraînement d’endurance digne d’un marathon.
Ayant pris le parti de jouer ces solos de mémoire, je suis régulièrement questionnée à ce sujet ou à propos de la virtuosité. L’exécution de mémoire traduit un besoin d’intériorité pour pouvoir livrer un discours d’une telle intensité. La lecture de la partition, dans ce répertoire, pourrait être une source de distraction, une rupture vers l’extérieur alors que cette musique appelle vers l’intérieur. Pour ce qui est de la virtuosité, elle est directement au service d’un langage polyphonique complexe et ne cherche pas à être démonstrative.
Les grands musiciens du passé et du présent affirment qu’aborder la musique de Bach est l’aventure d’une vie, que l’on découvre et redécouvre à chaque nouvelle lecture. Je suis honorée, à mon tour, de pouvoir parcourir ce chemin, et de partager avec le public du Festival Bach de Lausanne ces solos pour violon, qui sont une véritable nourriture spirituelle et un témoignage profondément vivant, lumineux et génial de la musique de Bach.
Août 2025
Sue-Ying Koang