Festival BACH de lausanne
Baroque Academy

Commentaire – Concert 5

L’Oratorio de la Passion BWV Anh. 169

La passion „inachevée“ de Bach

L’Oratorio de la Passion (BWV Anh. 169) est un fragment de la Passion de Johann Sebastian Bach, destiné au Vendredi saint 1725. Outre le poème de Picander, des parties de la musique sont conservées dans d’autres œuvres de Bach, notamment le chœur final, qui a été réutilisé plus tard dans la Passion selon saint Matthieu, les deux chorals et plusieurs arias.

L’oratorio de la Passion, qui devait comporter 30 mouvements individuels, est apparemment resté inachevé ; au lieu de cela, en 1725, Bach a de nouveau interprété la Passion selon saint Jean, qui avait été entendue pour la première fois l’année précédente, dans une version révisée. On suppose que ses supérieurs de l’époque ont interdit une représentation de l’oratorio de la Passion – car le livret ne reproduit pas les paroles bibliques littéralement, mais, comme la Passion de Brockes, en rimes librement composées. C’est le prédécesseur de Bach, Kuhnau, qui a introduit la représentation biblique du récit de la Passion dans l’église Saint-Thomas de Leipzig en 1721, car elle attirait déjà les fidèles en masse dans d’autres églises de la ville. La principale différence entre cette œuvre et les Passions survivantes selon saint Jean et saint Matthieu est que la souffrance de Jésus est destinée à susciter la sympathie humaine. Jésus et Marie ont également leur mot à dire dans leurs propres arias et récitatifs.

Tout comme pour le Requiem inachevé de Mozart, le claveciniste et spécialiste de Bach Alexander Grychtolik, qui a déjà attiré l’attention du monde entier avec sa reconstruction de la musique funèbre de Köthen de Bach, entre autres, a terminé l’Oratorio de la Passion de Bach afin de pouvoir le présenter à la communauté Bach mondiale pour la première fois après 300 ans, lors d’une tournée anniversaire avec le meilleur ensemble belge Il Gardellino et des solistes.

 

9-16 chanteurs, 16 instrumentalistes

soprano (Maria, Zion)
contraalto (Seele I, Seele II)
ténor (Evangelist, Johannes)
basse (Petrus, Jesus)

Il Gardellino
Alexander Grychtolik

durée: 100 minutes

www.ilgardellino.be
www.grychtolik.com

 

Commentaire de Alexander Grychtolik

 

Un projet de Passion abandonné par J. S. Bach ?

 

Depuis près de 150 ans, le livret d’un Oratorio de la Passion énigmatique de Bach, publié par le poète Picander dans son recueil Erbaulicher Gedancken über und auf die gewöhnlichen Sonn- und Fest-Tage (« Réflexions édifiantes sur les dimanches et jours de fête ordinaires ») en 1725, fait l’objet de multiples recherches. Si son biographe Philipp Spitta (1841-1894) suggéra d’abord que ce texte était le reliquat d’une œuvre de la Passion exécutée par Bach en 1725 et disparue par la suite, des recherches plus récentes ont montré que Georg Balthasar Schott (1686-1736), directeur musical de la Neukirche de Leipzig, pourrait en avoir été le commanditaire. En réalité, il n’en existe aucune preuve, même si l’idée de prendre en considération les musiciens de l’entourage de Bach à Leipzig a du sens. Ce que nous savons, en revanche, c’est que Picander reprit des extraits de ce texte pour le livret de la Passion selon saint Matthieu (BWV 244.1), jouée pour la première fois en 1727. Dans la liste des œuvres de Bach, l’Oratorio de la Passion est ainsi mentionné comme une œuvre dont l’attribution n’a pas encore été clarifiée.
Peu avant Pâques 1725, le cantor de Saint-Thomas interrompit son cycle annuel de cantates chorales pour interpréter, le Vendredi saint, la Passion selon saint Jean dans sa deuxième version (BWV 245.2). Considérée comme une sorte de « solution de secours » : le chœur d’entrée, Herr, unser Herrscher, y a été remplacé par la fantaisie chorale O Mensch, bewein dein Sünde groß – qui serait réutilisée dans la Passion selon saint Matthieu –, dans une tentative manifeste de donner un cadre nouveau à la première version de la Passion selon saint Jean (BWV 245.1), entendue l’année précédente, et de mieux l’intégrer dans le cycle annuel. Depuis un certain temps, cette grandiose fantaisie chorale est considérée comme appartenant à une musique de la Passion de Bach initialement prévue pour l’année 1725, mais qui ne put être réalisée en raison de la défection du librettiste. L’interruption à cette époque du cycle annuel des cantates chorales est également attribuée au librettiste, qui n’a pas encore pu être clairement identifié : il semble évident que pendant les six semaines sans musique de la période de repos précédant Pâques (tempus clausum) et compte tenu de sa charge de travail en matière de composition (une nouvelle cantate par semaine), Bach aurait eu suffisamment de temps pour chercher un nouveau librettiste pour sa deuxième œuvre destinée au Vendredi saint à Leipzig et pour composer une nouvelle Passion.
C’est ici qu’intervient le texte de Picander, qui pourrait effectivement être le reliquat d’une musique destinée par Bach au Vendredi saint. L’abandon de ce projet de Passion ne serait pas un cas unique dans la période que le compositeur passa à Leipzig : l’autographe inachevé d’une version ultérieure de la Passion selon saint Jean (BWV 245.4) a été mis en lien par les chercheurs avec un événement survenu le 17 mars 1739, jour où Bach apprit que l’« autorisation ordinaire » de jouer la musique de la Passion le Vendredi saint (27 mars) ne serait pas accordée. Son objection selon laquelle « s’il y avait des reproches à faire à ce texte, [il dirait] que l’œuvre avait déjà été interprétée à plusieurs reprises » est l’une des rares références à la censure des textes en vigueur à l’époque, dont on ne sait rien de plus. Que la responsabilité en incombe au consistoire, à la faculté de théologie ou à d’autres personnes, le récit évangélique, présenté sous forme de poésie libre et fortement abrégé, ainsi que le langage très imagé de Picander, notamment dans les récitatifs et les arias de l’Âme, auraient pu susciter suffisamment de réserves pour que la représentation soit empêchée sans hésitation. La coutume de présenter l’un des quatre récits de l’Évangile sous forme de musique de la Passion en l’église Saint-Thomas de Leipzig le Vendredi saint n’avait été introduite qu’en 1721 par le prédécesseur de Bach, Johann Kuhnau (1660-1722), et s’écarter de cette nouvelle pratique aurait rapidement pu devenir un sujet politique. Les procès-verbaux des interrogatoires relatifs à la représentation de la Passion de 1724 démontrent que la communication entre Bach et ses supérieurs n’était pas très fluide et que les instructions étaient parfois données à très court terme – à cet égard, soudain revenir à une œuvre de la Passion ayant déjà fait ses preuves l’année précédente semble être un scénario très réaliste.
Bach eut également recours à des poèmes tirés du recueil de Picander pour des cantates ultérieures (BWV 19 et 148), soit de façon littérale, soit sous une forme librement modifiée. Les particularités de la poésie de Picander, ses relations avérées avec Bach à cette époque ainsi que de nombreuses observations sur le plan de la composition et de la symbolique musicale plaident en faveur d’un projet de mise en musique de l’Oratorio de la Passion : parmi les six passages du livret de la Passion que Picander modifierait ensuite pour la Passion selon saint Matthieu (BWV 244.1), l’aria Aus Liebe will ich alles dulden (no 17) et le chœur Wir setzen uns bei deinem Grabe nieder (no 32) sont construits selon le modèle de la parodie poétique, ce qui, par analogie avec la Köthener Trauermusik (« musique funèbre de Köthen », BWV 1143), indique une parenté. C’est surtout la première collaboration attestée entre Bach et Picander, alors âgé de 25 ans, qui semble indiquer une commande par le cantor de Saint-Thomas et non par l’un de ses collègues de Leipzig : à l’occasion de l’anniversaire du duc Christian de Saxe-Weissenfels (1682-1736) à Weissenfels le 23 février, Bach avait joué la Schäferkantate (« cantate du berger », BWV 249.1), dont le livret est également signé Picander. Cinq semaines plus tard, cette musique de fête fut jouée à Leipzig en tant que première version de l’Oratorio de Pâques (BWV 249.3) avec un nouveau texte parodique dont la paternité de Picander ne fait guère de doute : le jeune poète assista certainement aux travaux de Bach pour la prochaine musique de la Passion et à sa recherche d’un livret, d’autant plus qu’il connaissait Christoph Birkmann (1703-1771), un étudiant en théologie de trois ans son cadet, qui se présenterait plus tard comme le coauteur du livret de la version de la Passion selon saint Jean exécutée en 1725 et qui résiderait parfois chez Picander ; tous deux faisaient manifestement partie d’un cercle de jeunes poètes ambitieux qui se pliaient volontiers aux exigences de Bach et pouvaient répondre à son constant besoin de nouveaux textes, même à court terme.
Il est intéressant de noter que l’Oratorio de la Passion est basé sur le même plan formel que l’Oratorio de Pâques. Dans les deux œuvres, le récit biblique est relaté sous forme de poésie libre, comme dans les cantates, et les personnages apparaissent dans les arias, contrairement aux Passions selon saint Jean et saint Matthieu, ce qui illustre l’approche systématique de Bach pour son cycle annuel. L’Oratorio de la Passion prévu pour le Vendredi saint (30 mars 1725) marque-t-il la fin du cycle, dont la dernière cantate achevée fut présentée quelques jours auparavant, le 25 mars, à l’occasion de la fête de l’Annonciation ?
La nature remarquable du texte – qui est totalement hors cadre en termes de forme et d’étendue – témoigne du fait que le livret de Picander fut rédigé à la dernière minute, suite à la défection du librettiste initialement prévu, et qu’il ne fut pas inclus dès l’origine dans le recueil : si, pour chaque dimanche ou fête de l’année liturgique, un poème édifiant de huit pages tout au plus était prévu par Picander, l’Oratorio de la Passion en occupe quatorze et contient également des détails précis sur les différents mouvements musicaux. L’auteur fit même précéder le livret d’une page de titre spécifiant l’année 1725 (ill. 1). Le titre Erbauliche Gedancken auf den Grünen Donnerstag und Char-freitag über den Leidenden Jesum (« pensées édifiantes pour le Jeudi et le Vendredi saints sur le Christ souffrant »), qui respecte la formulation traditionnelle, reprend le titre général du recueil dans une tentative évidente d’atténuer quelque peu la rupture formelle et de faire comprendre au lecteur que le livret se réfère à deux fêtes : en publiant ce texte, recalé par la censure, il le mettait à la disposition d’autres compositeurs ; ainsi, des mises en musique du livret furent réalisées à Nuremberg après 1729 ainsi qu’à Augsbourg et à Dresde au milieu du XVIIIe siècle, témoignant de sa popularité à l’époque.

Il est en outre intéressant d’observer les références musicales ou musicosymboliques qui naissent de l’association avec la musique de Bach : ainsi, l’hypothèse est faite que l’aria Rolle doch nicht auf die Erde (no 6) est une version plus ancienne du Domine Deus de la Messe en la majeur (BWV 234/3). Les modèles des autres mouvements de la messe luthérienne sont connus, et les nombreuses particularités du Domine Deus suggèrent également qu’il est le remaniement d’une composition plus ancienne : sur cette musique, les termes « Schmerzens-Tau » et « Halt doch ein » notamment sont très bien illustrés par le langage musical typique de Bach, mais c’est surtout le motif d’ouverture caractéristique (doubles croches descendantes) qui illustre de manière convaincante le terme « Rolle » (« roule ») et que des contemporains de Bach comme Friedrich Wilhelm Marpurg et Johann Gottfried Walther qualifièrent de « roulade » ou de « roulement ».
Il est plus difficile de classer les airs Ach, wie meinte es Jesus gut (no 3) et Es ist vollbracht (no 30). La structure poétique du premier est celle du texte d’un auteur inconnu que Bach mit en musique en 1726 ou 1727 dans l’aria pour soprano Himmlische Vergnügsamkeit de la cantate Ich bin in mir vergnügt (BWV 204) et qui s’accorde de manière convaincante au texte de la Passion sur le plan musical, d’autant plus que Picander est également attesté comme librettiste de la version parodique de cet aria présente dans la cantate de mariage Vergnügte Pleißenstadt (BWV 216.1). Toutefois, le manuscrit de Bach pour la cantate BWV 204 est une partition originale, ce qui plaide non pas en faveur d’une parodie directe d’un air de la Passion existant, mais plutôt d’une révision plus importante d’un modèle ou d’une esquisse préexistante. L’aria Es ist vollbracht commence par l’une des sept dernières paroles de Jésus sur la croix, que Bach mit également en musique dans la Passion selon saint Jean. Picander a réutilisé les mots « Es ist vollbracht », rimant avec « Welt, gute Nacht », pour une aria de la cantate Sehet, wir geh’n hinauf gen Jerusalem (BWV 159), composée au plus tard en 1729. L’aria s’accorde parfaitement au texte du livret de la Passion de Picander et pourrait constituer un développement ultérieur de l’aria originale de la Passion. Malheureusement, elle ne nous est parvenue que sous la forme d’une transcription datant de la première moitié du XIXe siècle, ce qui ne nous permet pas d’étudier de plus près les éventuelles modifications apportées à un modèle plus ancien.
Les textes de Picander modifiés pour la Passion selon saint Matthieu sont énigmatiques également : l’aria Aus Liebe will ich alles dulden (no 17) est chantée par Jésus dans l’Oratorio de la Passion, où elle ne peut donc pas être confiée à un jeune sopraniste comme dans la Passion selon saint Matthieu. Que la Vox Christi fût chantée par une basse semble plus vraisemblable ; l’aria doit avoir été écrite dans une tonalité plus basse en raison de la modification de la tessiture. Dans notre reconstitution, cette aria n’est donc pas interprétée par une flûte traversière et deux hautbois da caccia, mais par un hautbois d’amour et deux violes de gambe, conformément à la thématique de l’amour et de la mort. Cette combinaison d’instruments met nos habitudes d’écoute à l’épreuve ; signalons cependant que les croches pointées jouées par les hautbois da caccia sont en réalité des motifs typiques des cordes, comme le montre la comparaison avec l’aria Großer Gönner, dein Vergnügen de la cantate de mariage O holder Tag, erwünschte Zeit (BWV 210.2).
Le chœur Wir setzen uns bei deinem Grabe nieder (nº 32) était probablement chanté par un seul chœur, contrairement au chœur final de la Passion selon saint Matthieu, proche du point de vue poétique. L’existence d’une version à un seul chœur est attestée par le livret de Picander pour la Köthener Trauermusik déjà mentionnée, où le mouvement fait office de chœur final. Des passages de l’Oratorio de la Passion au texte modifié comme « verschlafet die erlittne Wut » et « unser weiches Bette sein » s’adaptent de manière remarquablement cohérente à la musique de la Passion selon saint Matthieu.
Même si Bach fut effectivement le commanditaire de cet énigmatique livret de la Passion, il est impossible de reconstituer entièrement l’Oratorio de la Passion à partir du texte qui nous est parvenu. Avec deux chorals seulement et sans la division en deux parties correspondant à la pratique de Leipzig (où la musique était jouée avant et après le sermon), le livret semble être une version du texte de Picander spécialement destinée à la publication. En effet, le librettiste à temps partiel s’écartait souvent du texte de Bach mis en musique, notamment pour des raisons de place ; c’est notamment le cas des textes de la Köthener Trauermusik et de la Passion selon saint Matthieu qui se voient légèrement raccourcis, Picander ayant systématiquement omis les éléments de texte d’autres auteurs (chorals et textes bibliques). À cet égard, une version du texte de l’Oratorio de la Passion de Nuremberg mis en musique en 1729 est intéressante : y apparaissent à la fois la structure en deux parties typique de Leipzig et un nombre plus important de chorals. Vu les nombreux liens musicaux entre Leipzig et Nuremberg, on ne peut déterminer si cette première diffusion du texte de Picander est due à Birkmann, le librettiste de Bach, originaire de Nuremberg, qui y était retourné après la fin de ses études en 1727 ; toujours est-il que l’impression du texte d’un Oratorio de la Passion donné par Bach à Leipzig et de la plume de Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749) indique des liens possibles avec Nuremberg.
Dans la ligne de la version de Nuremberg de 1729, nous avons ajouté pour le présent enregistrement les chorals Dein Backenstreich und Ruten frisch et Was schadet mir des Todes Gift? en conclusion de la première et de la deuxième partie (no 19 et no 33) : des chorals à quatre voix sur ces deux mélodies de choral sont conservés dans le recueil des chorals de Bach (BWV 335 et BWV 267). À cet égard, il nous faut mentionner le problème du chœur d’entrée (no 1) : dans le texte imprimé de Picander (1725) figure une phrase chantée par Sion (soprano ?) et le chœur sur le début du texte « Sammlet euch, getreue Seelen » (« rassemblez-vous, âmes fidèles ») qui, en raison de sa structure en rimes et de la proximité thématique, pourrait être une parodie du chœur d’entrée Was ist, das wir Leben nennen? (« qu’appelons-nous vie ? ») de la musique funèbre perdue écrite pour le prince Johann Ernst de Saxe-Weimar (BWV 1142, 1716). Comme le livret de la Passion de Picander n’attribue pas de partie vocale séparée au personnage de Sion, on peut se demander quelle était l’intention de l’auteur. Plusieurs éléments plaident en faveur du fait que le chœur d’entrée de l’Oratorio de la Passion était la fantaisie chorale O Mensch, bewein dein Sünde groß déjà mentionnée, que Bach avait ensuite réutilisée pour la Passion selon saint Jean reprise à la hâte. Picander s’étant manifestement concentré dans son recueil sur ses propres textes, le texte du choral, connu (tout comme d’autres textes de choral d’auteurs étrangers), n’a probablement pas été reproduit ; une aria de Sion pourrait avoir été prévue à la place (plage additionnelle no 34). D’un point de vue théologique, le texte du choral O Mensch, bewein dein Sünde groß s’intégrerait très bien au livret de la Passion, où le mot « Dieu » n’apparaît à aucun moment, mais où la compassion humaine pour les souffrances de Jésus est centrale.
En l’absence d’autres sources, on ne sait si Bach acheva l’Oratorio de la Passion ou s’il en interrompit l’écriture de la même manière que la quatrième version de la Passion selon saint Jean. Ce que nous entendons ici est une tentative de reconstitution partielle de l’Oratorio de la Passion (les mouvements de chœur ainsi que deux à quatre arias maximum) et de le compléter de manière stylistiquement cohérente. Pour les autres arias, des phrases ont été empruntées à d’autres cantates de Bach, dont la structure du texte, l’affect et le symbolisme correspondent au texte de Picander (voyez le tableau). Dans l’aria de Sion Kommt heraus und geht vorüber (no 20), l’instrumentation du modèle Meine Seufzer, meine Tränen (BWV 13/1) a été modifiée en fonction du texte de la Passion, qui reprend, de manière analogue au chœur d’entrée de la Passion selon saint Matthieu, la personnification de Jérusalem issue de l’Ancien Testament : on entend, au lieu de la paire de flûtes à bec et du hautbois da caccia, deux flûtes traversières et une viole de gambe ; la partie vocale n’est pas chantée par un ténor, mais par une soprano. Inspirés par le style de Bach, les récitatifs ont été traités secco (Évangéliste) ou accompagnato (Marie, l’Âme et Sion), l’instrumentation étant motivée par des raisons théologiques et symboliques : l’accompagnato des cordes doit illustrer le « flottement » de l’Âme ; celui repris de la Passion selon saint Matthieu pour le long récitatif de Marie (no 24, motif de triolets aux hautbois et legato d’archet au continuo) illustre le cœur qui nage dans le sang, une image poétique récurrente chez Picander.

L’ordre des tonalités dans l’Oratorio de la Passion est symbolique et passe des tonalités à dièses, d’abord mi majeur (quatre dièses) dans le mouvement d’ouverture, aux tonalités à bémols, avec la bémol majeur (quatre bémols) dans le choral final, passant donc de « l’élévation » de Jésus sur la croix jusqu’à l’ensevelissement du fils de l’Homme dans la tombe « profonde ». Avec les deux chorals ajoutés d’après la version de Nuremberg de 1729, la version de l’Oratorio de la Passion proposée ici compte trente-trois mouvements, allusion au « nombre du Christ » dans la pensée symbolique de Bach, puisque Jésus est censé être mort à l’âge de 33 ans.
Le livret de Picander est influencé par le célèbre poème de la Passion du Hambourgeois Barthold Heinrich Brockes (1680-1747). Il est frappant de constater que les personnages hostiles à Jésus (Judas, le Haut Conseil et les masses populaires révoltées, par exemple) n’ont pas directement la parole : la représentation d’affects hostiles, du sombre fond de haine et de désespoir aurait sans doute perturbé l’expression de l’amour fervent pour Jésus qui imprègne le livret (Elke Axmacher). Puisqu’il s’agit d’une cantate de la Passion aux affects principalement lyriques et contemplatifs, Picander a renoncé à dépeindre un drame sophistiqué comme dans les chœurs turba des Passions selon saint Jean et saint Matthieu, à l’exception de l’aria Verdammter Verräter, wo hast du dein Herze de Pierre (no 8). La double aria de Pierre (nos 13 et 15), entrelacée à un récitatif également en deux parties (nos 14 et 16), constitue une particularité. Il s’agit d’une figure en croix (chiasme) qui illustre la souffrance de Jésus. La deuxième « strophe » de cet air (no 15) a été transposée un ton plus haut dans la présente version afin de correspondre musicalement à l’expression renforcée et implorante du texte de Picander. Le renversement de l’exclamation « Ah, oui ! » (no 13) en « Ah, non ! » (no 15) est frappant et s’inscrit dans le sens baroque de la symétrie. Cette exclamation a été ajoutée au modèle original de Bach (BWV 125/2).
Il est prouvé que le cantor de Saint-Thomas joua à Leipzig certains oratorios de la Passion de ses contemporains, tels Georg Philipp Telemann et Gottfried Heinrich Stölzel, et qu’il possédait également une copie de la Brockes Passion de Georg Friedrich Händel (HWV 48). Cet enregistrement entend montrer qu’avec le poème de la Passion de Picander, Bach dut prévoir sa propre contribution à ce genre extrêmement populaire à l’époque. De nombreuses questions concernant l’Oratorio de la Passion resteront probablement sans réponse : dans l’esprit d’une expérience artistique, la version que nous proposons ici explore un nouvel aspect de l’esthétique de la Passion de Bach.

Alexander Grychtolik

Origine des mouvements

No de plage Reconstruction selon… Ajout selon…
1 BWV 245.2/1
3 BWV 216/3 ou 204/8 ?
6 BWV 234/3
8 BWV 115/2
11 BWV 248/5
13/15 BWV 125/2
17 BWV 244.1/49
19 BWV 335
20 BWV 13/1
23 BWV 75/10
24 BWV 244.1/12
25 BWV 330
28 BWV 13/5
30 BWV 159/4 ?
32 BWV 244.1/68
33 BWV 267