Festival BACH de lausanne
Baroque Academy

Commentaire d’Andrea Marcon

Réflexions sur l’interprétation de la Messe en si mineur

Andrea Marcon

« N.B. Dieu et sa grâce sont toujours présents quand la musique est recueillie. »

J.-S. Bach, annotation dans son exemplaire de la Bible de Calov, 2 Chroniques 5:12-13

Depuis que j’ai acheté ma première partition de cette messe à l’âge de quinze ans, l’œuvre ne m’a plus quitté. Il m’a fallu, en revanche, beaucoup de temps pour trouver le courage de la diriger, car trop de questions sur son interprétation demeuraient en moi sans réponse. Ce sont les nombreux concerts avec La Cetra qui m’ont finalement permis d’y voir plus clair : seule la pratique pouvait confirmer ou infirmer mes hypothèses.

L’un des aspects les plus énigmatiques pour moi était le déséquilibre entre les voix et l’orchestre dans plusieurs mouvements. Auteurs de trois études importantes réalisées respectivement en 1920, 1960 et 2013, Arnold Schering, Wilhelm Ehmann et Michael Radulescu attirent l’attention sur une pratique qui remonte au XVIIe siècle, mais qui aurait encore eu cours à l’époque de Bach (et que le cantor adoptait visiblement) : l’organisation des chœurs en « concertistes et ripiénistes », comme dans la tradition ancienne. Bach lui-même écrit en 1730 qu’un chœur doit être constitué au minimum de trois chanteurs par voix, dont l’un serait « concertiste » (c’est-à-dire, soliste). En tenant compte de cette indication pour cette messe qui arrive jusqu’à huit voix, on obtient donc un ensemble vocal de 24 chanteurs, comprenant des « concertistes » qui ne chantent pas seulement leurs airs, mais aussi une partie des chœurs. La partition elle- même suggère d’ailleurs à quels moments les « concertistes » doivent intervenir en tant que solistes. Et cette nouvelle disposition crée un son « en trois dimensions » : de nouvelles couleurs apparaissent, les voix et les instruments s’équilibrent. C’est comme si on avait changé les registrations de la partition pour jouer l’œuvre sur un orgue à trois claviers (les « concertistes » remplissant pour ainsi dire le rôle du positif de dos). Concernant les tempos et les proportions, nous avons également beaucoup tâtonné. Dans les mouvements alla breve notamment, je sentais qu’il régnait un peu « confusions et empêchements », comme dit Praetorius. Car dans le Stylus antiquus, la mesure alla breve (à deux ou quatre blanches) correspond toujours à un caractère lent et solennel. Mais dans le Stylus modernus, cette même indication peut indiquer une pulsation vive et rapide, comme l’explique Johann Philipp Kirnberger. Et Johann Gottfried Walther décrit en 1732 le Stylus ecclesiasticus comme « plein de majesté, honorable et sérieux, puissant pour inspirer le recueillement et élever l’âme vers Dieu ». Or, pour les numéros écrits dans le Stylus antiquus (« Kyrie II », « Gratias », « Credo in unum Deum », « Confiteor », « Dona nobis pacem »), Bach n’indique jamais le tempo ni le caractère, contrairement à ce qu’il fait pour de nombreux autres numéros de la messe. Existait-il certaines conventions parmi les musiciens de l’époque, permettant de déduire de la partition, sans l’aide du compositeur, le caractère et le tempo d’un mouvement de style ancien ?

Autre difficulté, qui nous paraissait presque insurmontable : la transition entre les dernières mesures du « Confiteor » et le début du Vivace ed allegro de « Et expecto », à la fin du « Symbolum Nicenum ». Pendant longtemps, nous n’avons pas trouvé de solution convaincante, le problème venant de la façon dont est noté ce passage. Nous avons finalement décidé de considérer la levée des sopranes comme faisant déjà partie du nouveau tempo.

La mesure du temps du « Sanctus » et la différence de tempos entre le début du numéro et le « Pleni sunt coeli » sont souvent discutées. Nous avons opté ici pour une version en 𝄴, comme indiqué dans le manuscrit autographe (et non pas pour un tempus imperfectum comme dans la version précédente) et avons cherché la proportion entre ces deux passages dans les hémioles du fugato : le tempo des noires dans la première partie du « Sanctus » correspond ainsi à celui des noires du fugato à 3/8. Un aspect de ce riche compendium musical et vocal n’a pas encore été évoqué : les doubles chœurs. Dans la quatrième partie de l’autographe, qui comprend les derniers numéros de la Missa tota, Bach répartit les voix en huit pupitres et deux chœurs séparés («cori spezzati») pour le

« Osanna » et le « Dona nobis pacem ». Ce point culminant est ainsi accentué par un crescendo sonore et visuel. Le dernier numéro de la messe, « Dona nobis pacem », a déjà été entendu dans le « Gratias agimus tibi » du « Gloria ». Pourtant, les deux chœurs séparés qui chantent à l’unisson, et le nouveau texte qui répète de façon presque obsessive le mot « Pacem » (80 fois !) octroient à ce dernier numéro une atmosphère très particulière, d’une intensité pleine de sens.

Ces dernières années, la Messe en si mineur est devenue un élément fort de l’identité de La Cetra. Nous pouvons aussi nous remémorer le long chemin parcouru avec les solistes de cet enregistrement à travers la musique de Bach : interpréter cette messe ensemble et la partager est toujours un immense cadeau, un privilège, une preuve d’amour. Voilà pourquoi nous avons décidé de graver enfin notre vision de cet incontournable œuvre d’art à l’occasion du 25e anniversaire de La Cetra.

Mais même après des décennies de réflexions et de recherches, tous les secrets de ce chef-d’œuvre ne sont pas pour autant révélés aux pauvres musiciens et interprètes que nous sommes. La Messe en si mineur est une œuvre d’art totale et vivante, que nous espérons continuer de voir grandir en nous.