Festival BACH de lausanne
Baroque Academy

Editorial 2024

« Lyrisme baroque »

 

L’édition musicale à l’époque baroque

         À l’époque baroque, nous devons comprendre la production de l’œuvre artistique et l’auditeur de musique dans la perspective du patronage ou du mécénat. Au plan social, le patronage et le mécénat, qu’il ait été collectif ou individuel, assurait au compositeur de bonnes relations entre le commanditaire et l’auditeur. Les œuvres ne s’adressaient pas à des publics bien définis, mais à la cour, à l’église, au consort ou encore à des ensembles tels que le Collegium Musicum, celui de Leipzig par exemple.

         La plupart des compositions ont été par conséquent des œuvres de circonstance, commanditées pour une occasion précise, par la suite hélas oubliées ou même parfois perdues. Tel fut le cas aussi bien des Passions de Bach que des opéras de Haendel, à quelques exceptions près. Puisqu’il fallait en toute occasion de nouvelles musiques, les compositeurs devenaient prolifiques par la force des choses. Une grande quantité de musique nous est ainsi néanmoins parvenue, dont les éditions n’auront formé qu’une petite partie.

         Dans l’opéra italien, la disproportion entre la musique imprimée et la musique manuscrite est particulièrement évidente. En effet, les opéras, composés pour une seule saison, se voyaient démodés après une série de représentations. Cela ne valait donc pas la peine d’imprimer la partition complète, et c’est l’une des raisons principales pour lesquelles les répertoires de l’époque sont aujourd’hui encore assez méconnus. Mais, même sous forme de manuscrits, les œuvres des compositeurs bénéficiaient déjà d’une assez large diffusion, puisque leurs élèves, eux notamment, les recopiaient, ce qui faisait également partie de leur formation. Bien des œuvres de Bach ne nous sont ainsi parvenues que grâce à la diligence de leurs copistes.

 

Bach et Haendel

         La vie de Bach et de Haendel a valeur de symbole. Haendel, constamment tourné vers la réussite vive, immédiate, dans les centres musicaux européens ; Bach, insouciant du succès, commençant et finissant sa carrière exclusivement entre les frontières étroites de l’Allemagne centrale, – en étant toutefois très actif et intensément assidu dans son « petit coin ». Pourtant, c’est par leur art spécifique, que tous deux sont universellement estimés.

         Pour ainsi dire en opposition, la carrière profane de Haendel et l’attitude spirituelle de Bach constituent, – mais uniquement lorsque la qualité de leurs œuvres est exceptionnelle, – les deux aspects à la fois essentiels et complémentaires de la musique baroque. Le style polyphonique de Haendel, essentiellement redevable à Corelli, presque trop simple ou trop « naïf » par rapport à certaines élaborations transcendantes, et parfois incroyablement complexes de Bach, peut cependant pleinement rivaliser avec celui de Bach, notamment dans le domaine du lyrisme, de la théâtralité, voire de la dramatisation. Imposant, par ailleurs, aux parties vocales une écriture instrumentale extrêmement virtuose, ce qui peut créer quelquefois certaines difficultés aux chanteurs. Mais nous constatons que, unis par une exceptionnelle maîtrise de l’art lyrique, Bach et Haendel, se hissent épaule contre épaule au sommet de l’époque baroque.

 

Carissimi

         Figure emblématique du XVIIIe siècle, Giacomo Carissimi (1605-1674) a exercé son influence non seulement en Italie, mais dans l’Europe tout entière. Parmi ses élèves, on compte Cesti, Bassani, Alessandro Scarlatti, Bononcini, Marc-Antoine Charpentier, Johann Caspar von Kerll ou encore Johann Philip Krieger.

         L’œuvre de Carissimi, principalement vocale, se déploie en deux domaines, la cantate et l’oratorio, ce dernier inspiré de l’histoire sacrée. Son influence est particulièrement déterminante dans ces deux cas.

         Ses cantates, essentiellement profanes, sont, pour la première fois et de manière systématique, une succession de récitatifs et d’airs : c’est ainsi tout l’avenir de la cantate profane et de la cantate sacrée en Europe qui se dessine avec lui. Mais c’est en réalité l’oratorio qui est le domaine le plus impressionnant de toute l’œuvre de Carissimi. L’oratorio, à l’époque où Carissimi commence à composer affecte deux formes : celle où un récitant raconte un épisode biblique, et celle opposant chœur et chanteurs solistes. Le génie de Carissimi va être de fusionner ces éléments divers en mettant l’accent sur l’élément narratif où sont omniprésents tant les accents lyriques que dramatiques, en les faisant dialoguer d’une manière extraordinaire, dévoilant un style qu’il puise finalement dans les ressources de l’opéra.

         Témoin d’une œuvre clef, l’Historia di Jephte, déjà imprimée à l’époque, ce qui constitue un cas rare, continue, malgré la distance des époques, à nous émouvoir profondément.

         Il canto di Orfeo et son chef, Gianluca Capuano, accompagnés des Musiciens du Prince – Monaco, reviennent au Festival Bach pour célébrer le 350e anniversaire de la mort du compositeur, après nous avoir laissé un souvenir bouleversant lors de leur premier concert « Carissimi », en 2014.

 

La voix de contre-ténor

         Tout commence au XVe siècle, lorsque la musique polyphonique rend nécessaire l’utilisation de quatre registres vocaux différents pour répondre à l’idéal sonore de l’époque. Deux voix hautes : soprano et contralto, et deux voix graves : ténor et basse. Les premières, équivalentes à la tessiture naturelle des femmes ou des enfants, les secondes à celle des hommes.

         À cette époque, il n’existait pas de chœurs mixtes, les femmes n’étant pas autorisées à chanter dans les églises. Cependant, à de nombreuses reprises, les enfants ne suffisaient plus, surtout lorsque le répertoire a commencé à se complexifier et que des voix beaucoup plus puissantes et virtuoses ont été nécessaires notamment afin d’être accompagnées par des instruments qui sonnaient bien plus fort que leurs voix. La voix de contre-ténor possédant la puissance sonore et les ressources virtuoses du corps d’un homme adulte avec une voix bien spécifique, le répertoire religieux s’est aussi rapidement orienté vers les rôles principaux de l’opéra au début des années 1600.

         Après quatre cents ans, vers 1870, la castration à des fins artistiques fut interdite. Il y eut alors la nécessité d’un renouveau des voix masculines aiguës et l’on eut recours à la technique de la voix dite de « fausset » (la résonance se situant dans la tête).

         C’est grâce à cette technique, et grâce aussi à la particularité de leurs cordes vocales, que les chanteurs peuvent reconstituer cette voix du passé. À l’instar des voix féminines, le contre-ténor possède de nos jours une habileté phénoménale et la souplesse la plus naturelle possible. Ces exploits, souvent pyrotechniques, notamment dans le répertoire baroque, font sensation.

         Nous aurons ainsi le privilège de suivre cinq contre-ténors hors du commun. Filippo Mineccia a déjà séduit notre public lors d’un de nos concerts à l’Opéra pour la musique napolitaine, puis dans le Magnificat de Bach à Saint-François. Les quatre autres, Barnaby Smith, Carlo Vistoli, Dominique Corbiau et Carlos Mena – certains étant aussi chefs d’orchestre, – viennent pour la première fois dans notre festival afin de présenter des chefs-d’œuvre des répertoires sacrés, profanes ou sacro-profano signés Agostino Steffani, Purcell, Alessandro Scarlatti, Porpora, Vivaldi, Bach et Haendel.

         Ces contre-ténors seront accompagnés par de remarquables instrumentistes de renommée internationale qui nous offriront par la même occasion de très belles pages de musique de chambre.

 

Nos prestigieux artistes invités et leur art

         Dans son essai, intitulé Révolution (1983), Luigi Nono dit : « Réveillez l’oreille, les yeux, la pensée humaine, l’intelligence, le maximum d’intériorisation extériorisée. » Il semble cependant que cette pensée d’un des plus grands compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle ne concerne pas que la musique d’aujourd’hui ou du futur, mais celle de tous les temps, y compris le répertoire du passé, dit « ancien », en donnant une « nouvelle vie » aux œuvres qui le méritent, – cela signifie que le « passé » a beaucoup d’« avenir ». Notre festival défend sans relâche la diffusion de ce répertoire avant tout dans notre région, mais aussi bien au-delà.

         Depuis 1997, année de sa création, le Festival Bach de Lausanne n’invite que des musiciens hors pair et continue par ailleurs d’inviter des artistes que notre public n’a peut-être pas encore eu l’opportunité de découvrir.

         Avec notre série « marathon lyrique », nous souhaitons avant tout attirer l’attention sur la saveur particulière et originale de chaque voix : timbre, couleur, interprétation alliant expressivité, subtilité et intensité… Ainsi sommes-nous persuadés que l’écoute de tant de musiques si différentes et toutes plus sublimes les unes que les autres, aiguisera nos esprits vers la richesse inouïe de l’univers baroque.

         Incidemment, l’année prochaine nous aurons aussi un marathon de merveilleuses voix féminines et, bien sûr, aussi un marathon d’instrumentistes tout à fait surprenants : réjouissez-vous !

 

Bach au milieu des musiciens

         À travers les pages vocales ou instrumentales de toutes sortes de musiques (y compris jazz, pop, rock, musique ethnologique, etc.), le « lyrisme » nous touche, même parfois jusqu’au mystère de notre « être ».

         Mais nous savons bien que le « lyrisme » n’est pas le seul élément qui compte dans la musique. D’ailleurs, après sa mort, Bach a été considéré non seulement comme « l’un des plus grands compositeurs de la polyphonie » (F.W. Marpurg, 1751/1756), mais aussi comme « l’harmoniste le plus profond » (J.F. Reichardt, 1782) et surtout comme « le premier maître de l’art de la rythmique » (H.G. Nägeli, 1801).

         C’est après avoir observé Bach diriger ses musiciens, probablement lors de l’exécution d’une de ses musiques sacrées, que J.M. Gesner, collègue de Bach à la Thomasschule de Leipzig, explique dans une lettre tout à fait élogieuse, adressée à M.F.Q. Quintilia, en 1738 (Bach-Dokumente II/432), « […] la manière dont, seul au milieu des passages les plus denses de la musique, et bien qu’il tienne lui-même la partie la plus difficile, il remarque immédiatement que quelque part, quelque chose n’est pas joué comme il le veut ; la manière dont il maintient dans leur ordre l’ensemble des musiciens, apportant son concours à tous lorsqu’il y a une hésitation quelconque, rendant à tous la confiance ; la manière dont il ressent le rythme dans tout son corps et son être, examinant toutes les harmonies d’une oreille précise, faisant entendre de sa seule voix toutes les autres. » *

Cher public et chers amis mélomanes, à toutes et à tous, nous souhaitons un très beau 26e Festival Bach de Lausanne !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kei Koito
Fondatrice & directrice artistique du Festival
kei-koito.com

 

 

*Texte original en allemand :
« […] wie er ganz allein mitten im lautesten Spiel der Musiker, obwohl er selbst den schwierigsten Part hat, doch sofort merkt, wenn irgendwo etwas nicht stimmt ; wie er alle zusammenhält und überall abhilft und wenn es irgendwo schwankt, die Sicherheit wiederherstellt ; wie er den Takt in allen Gliedern fällt, die Harmonien alle mit scharfem Ohre prüft, allein alle Stimmen mit der eigenen begrenzten Kehle hervorbringt. »

*Traduction en anglais :
« […] all alone, in the midst of the greatest din made by all the participants, and, although he is executing the most difficult parts himself, noticing at once whenever and wherever a mistake occurs, holding everyone together, taking precautions everywhere, and repairing any unsteadiness, full of rhythm in every part of his body – this one man taking in all these harmonies with his keen ear and emitting with this voice alone the tone of all the voices. »

 

 

 

 

Biographies, vidéos et commentaires personnels des artistes de chaque concert, ainsi que
notules de chaque concert rédigées par Daniel Robellaz sur www.festivalbach